10. L’Homme gris
Les béorites étaient bouche bée ! Devant leurs yeux, un magnifique trois-mâts, dix fois plus gros que leur drakkar d’origine, flottait dans l’air humide du matin. L’ancienne épave avait été complètement refaite, de la quille à la vigie. Des mosaïques de coraux multicolores calfeutraient les brèches alors que coquillages, anémones et étoiles de mer composaient la majeure partie de la nouvelle coque. Une figure de proue, représentant un Kelpie les bras ouverts, tête penchée vers l’avant et figé en pleine course, ornait le bateau. Dans la lumière du soleil, le pont brillait de mille feux.
En montant sur le vaisseau, l’équipage de béorites constata avec étonnement que tous les cordages étaient faits d’algues marines finement tressées. Dans la cale, des barils d’eau potable, de poissons séchés et salés, de homards vivants et autres crustacés attendaient les navigateurs.
— C’est un miracle ! s’exclama Banry qui n’en croyait pas ses yeux.
— Avoir su, dit Hulot en se grattant la barbe, nous aurions coulé le drakkar bien avant ! Ce bateau est…
— … extraordinaire ! s’écria Piotr le Géant. Il est tout simplement extraordinaire !
— Tu te souviens, demanda Kasso à Amos, Banry t’avait parlé de Skidbladnir avant notre départ ?
— Oui, répondit le garçon, le superbe bateau qui pouvait glisser sur la terre, la mer et voler dans les airs.
— Eh bien, poursuivit Kasso, personnellement je n’ai jamais vu ce grand bateau de légende, mais il doit sûrement ressembler à celui-ci…
— Il y a un problème, intervint Banry, il n’y a pas de voiles ni de rames ! Comment allons-nous avancer ?
L’équipage fouilla le navire en essayant de trouver un moyen de propulsion. Il devait bien y avoir une façon de le faire avancer ! C’est Goy qui, à l’arrière, juste à côté de la barre du capitaine, remarqua deux très longues cordes qui s’enfonçaient dans l’eau. Il y en avait une à bâbord et une à tribord. Le béorite pensa immédiatement à deux brides et les saisit machinalement dans ses mains. En imitant un conducteur de chariot, il claqua les deux cordes et lança d’une voix forte :
— En avant !
Le navire tangua subitement. De gros bouillons blancs l’entourèrent, puis vingt-cinq hippocampes de mer émergèrent des deux côtés du vaisseau. Il y en avait douze d’entre eux à bâbord, douze à tribord, et un meneur à l’avant. Ils étaient attachés au bateau par un système complexe d’attelages et de nœuds.
Ces créatures avaient une tête et un buste de pur-sang s’affinant à la taille pour se terminer en une longue queue serpentine. Leurs pattes avant ressemblaient à celles du cheval et l’on pouvait apercevoir, au bout, non pas des sabots, mais de larges nageoires palmées. La peau de ces coureurs aquatiques semblait être constituée de petites écailles argentées très acérées.
Excité par sa découverte, Goy fit claquer les brides une deuxième fois en hurlant :
— En avant, mes jolis !
Les chevaux aquatiques commencèrent alors à agiter leur puissante queue. Le navire bougea lentement, puis il prit sa route en avançant de plus en plus vite.
— Voilà un système qui me plaît ! s’écria Piotr le Géant. Plus de rames pour nous fatiguer et pas de bon vent à attendre ! J’adore ce bateau… Je l’adore !
Kasso s’installa près de son frère et déroula ses précieuses cartes marines. Le navigateur ne les avait pas perdues dans l’incendie du drakkar, car il les emportait toujours avec lui, où qu’il aille.
— Bravo, frérot ! lança-t-il gentiment.
— Je n’arrive pas à croire que je conduis un attelage de vingt-cinq chevaux marins ! répondit Goy, tout excité. C’est encore plus facile à manœuvrer sur l’eau que sur la terre. Les virages se font en douceur et nous voguons encore plus rapidement qu’avec un vent fort…
À la proue du navire, Amos respirait à pleins poumons l’air iodé de l’océan. Il avait encore une fois réussi l’impossible ! Après avoir tout perdu, sauf quelques armes et effets personnels, les béorites avaient retrouvé un navire, des provisions et l’espoir de se rendre à l’île de Freyja. De plus, l’équipage n’avait plus besoin de ramer ou d’attendre les bons vents. Chacun pouvait se reposer tout en naviguant » Quelle belle réussite pour le jeune porteur de masques !
Toute la journée, les hippocampes accomplirent admirablement leur travail. Ils tirèrent le bateau avec force et constance, si bien que, au coucher du soleil, Kasso remarqua une avance de plus de deux jours sur ses plans initiaux de navigation.
Tout naturellement et sans que personne ne les guide, les hippocampes terminèrent leur journée en s’arrêtant au beau milieu d’un grand champ d’algues marines. Sous le navire poussait une forêt de varech dont raffolent les chevaux de mer.
Les béorites se groupèrent pour discuter de la suite du voyage.
— À ce rythme, déclara Kasso, nous serons à la Grande Barrière de brume dans moins de trois jours.
— Des légendes racontent que cette barrière est impossible à franchir ! soupira Hulot. C’est un épais brouillard qui perd les équipages et les fait tourner en rond pendant des mois entiers. Pire encore, il arrive souvent que des marins fracassent leur embarcation sur des récifs et finissent au fond de la mer !
— Il y a sûrement un moyen de passer ! s’écria Banry. Nous devons absolument atteindre l’île de Freyja, c’est le sort de notre race qui est en jeu.
— Je pense savoir comment négocier notre passage, dit Amos. Les légendes parlent de l’Homme gris. Avec ce que j’en ai appris dans Al-Qatrum, les territoires de l’ombre, je pense être capable de le déjouer. J’ai un plan !
Amos exposa sa ruse à ses compagnons. Ceux-ci approuvèrent la stratégie. Ils continuèrent à discuter en dévorant quelques homards, puis se préparèrent pour la nuit. Des tours de garde furent organisés. Cette première nuit en mer s’avéra calme et sans surprise, tout comme les quelques jours qui précédèrent l’arrivée du navire à la Grande Barrière de brume. L’équipage en profita pour se faire dorer au soleil, jouer aux dés, aux cartes, s’entraîner au combat et manger.
Goy, ravi de conduire un tel vaisseau, occupa la position de capitaine. Ainsi, les frères Azulson héritèrent naturellement de la tâche de mener l’équipage à bon port. Banry céda volontiers sa place et s’en remit entièrement à ses deux équipiers. Cette pause lui permit de bien se reposer afin d’affronter les périls à venir.
Amos passa de longues heures à examiner de plus près le coffre et le grimoire de la sorcière. Malheureusement, il n’y trouva rien de nouveau. Béorf, qui gardait sans cesse l’œil sur le dragon, était attentif à tout changement éventuel de taille. Le sort tenait toujours bon et la créature mangeait avidement tous les insectes que le gros garçon lui offrait. Jusque-là, tout allait bien.
Un soir, alors que le soleil venait à peine de disparaître derrière l’océan, un épais brouillard enveloppa soudainement le bateau. Kasso déclara que, selon ses cartes, la Grande Barrière se trouvait juste devant, à quelques lieues. Goy fit ralentir la cadence des hippocampes et, très lentement, dans un silence absolu, le bateau glissa vers sa destination.
Amos respira un bon coup en révisant mentalement son plan. Il enfila ensuite ses oreilles de cristal et fit signe à l’équipage de se tenir prêt.
Le trois-mâts avança lentement pendant encore une heure sans que rien d’étrange ou d’inhabituel ne survienne. Tandis que le jeune porteur de masques se demandait si l’Homme gris existait réellement, le brouillard se déplaça en tourbillons pour former un immense visage de vieillard juste devant le bateau. Sa barbe était faite d’une brume claire et lumineuse alors que sa peau, plus foncée et de couleur grise, avait l’aspect des lourds matins humides d’automne. De fines gouttelettes, vaporeuses et légères, s’échappèrent de sa bouche lorsqu’il dit, d’une voix éraillée et vacillante :
— On ne passe pas ! Voyageurs, retournez d’où vous venez ! Vous êtes devant la Grande Barrière et j’en suis le gardien. Il est écrit, dans les tables de lois du ciel et des enfers, qu’aucun humain n’est autorisé à franchir cette frontière.
— Très bien, lui cria Amos en se dirigeant vers la proue du navire, alors laissez-moi passer !
— N’as-tu pas compris ce que je viens de dire à l’instant ? insista l’Homme gris.
— Si, répondit promptement Amos. Vous venez de dire que les humains ne sont pas autorisés à traverser la Grande Barrière. Mais, moi, je ne suis pas humain, je suis un elfe ! Regardez mes oreilles !
Comme les oreilles de cristal que lui avait données Gwenfadrille se moulaient aux siennes en les rendant pointues, Amos avait bel et bien l’allure d’un elfe.
— Mais… mais…, balbutia le gardien en ouvrant très grands ses yeux vaporeux, les elfes n’existent plus dans ce monde. Ils ont quitté la Terre il y a des siècles de cela. Comment expliques-tu ta présence ici ? Et pourquoi veux-tu traverser la Grande Barrière ?
— Il y a longtemps que vous n’avez pas quitté votre poste, vieux gardien ! lança Amos avec une pointe d’arrogance dans la voix. Les elfes sont revenus et peuplent plusieurs forêts du monde !
— Eh bien…, soupira l’Homme gris, je l’ignorais ! Il est vrai que je suis en poste depuis bien longtemps et que la vie change autour de moi. Je n’ai pas de nouvelles du reste du monde depuis bien des années… Je suis toujours dans le brouillard !
— Et laissez-moi vous montrer ma cargaison ! s’écria Amos, sûr de lui.
Le jeune porteur de masques ouvrit la cale du navire pour libérer… des ours ! Les béorites avaient pris leur forme animale. Un à un, les membres de l’équipage sortirent nonchalamment et se dispersèrent çà et là sur le pont.
— Un elfe qui transporte des ours ? ! s’étonna le gardien. C’est peu commun…
— Je suis un messager du grand dieu Odin, lui expliqua Amos, et je dois me rendre sur l’île de Freyja afin de lui remettre ce cadeau.
— Mais… mais je croyais que Freyja et Odin étaient en guerre ! fit le vieux brumeux, perplexe.
— Décidément, lança Amos sur un ton narquois, vous avez du retard dans les nouvelles. Odin et Freyja vont se marier et ces ours sont un cadeau de noces. Vous savez qu’ils sont les créatures préférées du grand dieu. Ma mission est simple : je livre ces bêtes sur l’île de Freyja et je retourne chez moi !
— Tu me garantis qu’il n’y a pas d’humains à bord ? lança le gardien, un peu étourdi par les révélations d’Amos.
— Vérifiez vous-même ! répondit le garçon avec un soupir d’impatience.
— Je suis certain d’au moins une chose, reprit le gardien en se dématérialisant lentement, c’est que tu es bien un elfe. Tu as l’arrogance des créatures de ta race et l’impolitesse de tes aïeux !
Amos jouait bien son rôle. Le brouillard envahit l’intérieur du bateau en s’infiltrant dans les moindres recoins. Après une fouille méticuleuse du navire, le visage du gardien reprit sa place dans les airs.
— Très bien, il n’y a pas d’humains à bord. Tu as le droit de passage. Je te souhaite un bon voyage et j’espère que tu arriveras à bon port.
— Merci ! répondit Amos en saisissant les brides des hippocampes. Allez, en avant !
Le bateau tangua légèrement avant de reprendre sa route, et l’Homme gris se dissipa. Pendant que le navire avançait dans l’épais brouillard, les béorites se regardèrent les uns les autres et, à quatre pattes, se mirent à rire de satisfaction. Amos avait bien roulé le gardien de la Grande Barrière.
Le navire voguait désormais dans des eaux qui n’avaient jamais été cartographiées, ni même explorées. Au grand soulagement d’Amos, de Banry et des frères Azulson, le navire ne tomba pas dans le vide et l’équipage ne fut pas dévoré par le serpent Vidofnir. Les béorites avaient maintenant un bon bateau, l’estomac bien rempli et de grandes aventures à vivre. Rien ne semblait pouvoir les arrêter !